LES INROCKUPTIBLES 15 mai 2001 |
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Bien sûr, nous pourrions affirmer qu'il n'est pas facile d'entrer dans l'uvre de Michael Mantler. Mais ce ne serait pas très juste. Car cette musique n'est pas une de ces forteresses hautaines contre lesquelles même les meilleures volontés se cassent les dents. Il se trouve simplement qu'elle peine à émerger de la pénombre et à accéder à la pleine reconnaissance. L'aridité présumée et l'ambition parfois déroutante de ses compositions n'expliquent pas tout. Depuis plusieurs années, une assez mystérieuse coque d'indifférence et de silence semble enrober la discographie de l'Autrichien, au point de la soustraire à l'attention des esprits les plus curieux. De quelle faute cet homme s'est-il rendu coupable ? Pourquoi est-il cité avec autant de parcimonie dans les gazettes ? Pourquoi certains critiques lui ont-ils collé cette décourageante étiquette de "musicien pour musiciens" ?
En trente-sept ans de carrière (dont vingt-sept aux Etats-Unis), Mantler a fait preuve d'un cuménisme qui aurait dû lui ouvrir bien des portes. Malgré les participations récurrentes de Robert Wyatt, de Jack Bruce (ex-Cream) ou du batteur des Pink Floyd Nick Mason, ses travaux n'auront pourtant touché le public rock que dans ses franges les plus éclairées. Dans les années 60 et 70, ses activités de trompettiste, de compositeur et d'arrangeur - il a notamment tenu la souple baguette du Jazz Composer's Orchestra - auront fidélisé autour de son nom les amateurs de jazz aventureux et de big bands atypiques, avant que son goût de plus en plus exclusif pour la musique écrite ne le mette quelque peu hors-champ. Son attirance actuelle pour les dispositifs orchestraux et les partitions vocales les plus variés l'ancrerait plutôt du coté du contemporain, sans lui faire bénéficier pour autant de l'assise populaire d'un Gavin Bryars ou d'un Giya Kancheli. Enfin, ses mises en musique des textes de Samuel Beckett (son auteur de chevet), d'Edward Gorey (l'épatant album The Hapless Child), de Giuseppe Ungaretti ou de Paul Auster (sur son nouveau disque Hide and Seek), ont achevé de le placer sur un terrain d'investigation que peu de ses collègues sillonnent.
Abonné aux succès d'estime, Mantler n'est pas un artiste maudit. Entouré d'une indéfectible fratrie de musiciens venus de tous horizons, l'Autrichien a sorti dix albums sur son propre label - Watt, fondé avec son ex-épouse Carla Bley - avant d'intégrer en 1992 la prestigieuse écurie ECM. Mais comme Albert Marcur, Heiner Goebbels ou son vieux complice John Greaves, il appartient malgré lui à l'internationale des discrets, à cette famille informelle qui paye le fait de n'être inscrite à aucun registre officiel. "Quand votre travail ne recoupe aucune catégorie reconnue, il vous est difficile d'exister et de trouver les moyens de continuer. Beaucoup de festivals et d'événements s'intéressent aux musiques dites 'inclassables'. Je reste pourtant souvent à l'écart de ces programmations. Je ne sais pas pourquoi je souffre d'une telle ignorance. J'imagine que tout a tendance à disparaître sous la profusion."
Bien qu'elle se garde d'actionner les leviers de la nostalgie, la musique de Mantler porte en elle le souvenir vivant d'une époque glorieuse et révolue (les années 1965-1975) où l'amour du danger et la qualité d'écoute étaient incontestablement supérieurs, et où la prime allait à une forme d'éclectisme aussi débridée que réfléchie. A l'image du Liberation Music Orchestra et des disques de Carla Bley (auxquels Mantler participera activement), le mélange des genres, alors, ne passait pas pour un plaisir suspect et ne se présentait pas encore comme un phénomène de mode propice à toutes les complaisances. "Tout était remis en jeu: le jazz, le rock, l'écriture contemporaine Mon langage musical a pris racine dans ce bouillonnement-là. Mais au fil du temps il s'est développé indépendamment du reste, comme une branche séparée."
De fait, ceux qui n'auraient pas écouté Mantler depuis ses expériences collectives de la fin des années 60 - époque où il embarqua Cecil Taylor, Pharoah Sanders, Roswell Rudd, Gato Barbieri ou Steve Lacy dans d'explosives aventures - se frotteront peut-être les oreilles en découvrant aujourd'hui Hide and Seek. Soit une sorte d'oratorio surgi de nulle part, une plante hybride poussée à la lisière de la musique de chambre et du jazz savant et parcouru de frémissements vocaux - les conversations chantées de Robert Wyatt et de Susi Hyldgaard. Avec ce bijou qu'il a égrisé dans ses moindres détails, Mantler apparaîtra sans doute définitivement comme un transfuge des musiques improvisées, passé dans le camp de la rigueur. Ce qu'une lecture cursive de son uvre tendrait à confirmer: au style subtilement débraillé de sa période américaine répond le maintien plus strict de ses albums "européens": Mantler vit depuis dix ans entre le Danemark et la France. "Pour moi, il n'y a jamais eu de rupture", contredit l'intéressé. "La forme a changé progressivement, mais mes préoccupations sont restées les mêmes. Il y a trente ans, la musique était davantage un jeu de hasard. Aujourd'hui, j'aspire à plus de maîtrise. En tant que trompettiste déjà, l'idée de jouer pour jouer ne m'a jamais rendu spécialement heureux: l'improvisation est un bon véhicule pour affranchir l'expression, mais j'ai toujours eu le souci de lui donner une charpente, une structure. Je me sens plus libre depuis que je fixe ma musique sur une partition."
C'est parfois par un disque d'une grande économie que des brasseurs de styles comme Mantler atteignent la plénitude de leur art. Délaissant les montages un peu massifs de ses précédentes productions, éclaircissant son écriture et rafraîchissant le substrat sonore, le compositeur livre avec Hide and Seek une somme qui semble procéder par soustractions. Les sections de cordes, de bois et de cuivres interviennent le plus souvent en ordre dispersé, révélant pourtant au gré de leurs apparitions une collection de timbres d'une rare richesse et magistralement organisée. C'est par d'aussi fructueuses intermittences que se manifestent le piano, l'accordéon et les guitares, tandis que la mécanique rythmique disparaît au profit d'un délicat engrenage vibraphone/marimba.
Partenaire d'altitude des uvres de Morton Feldman et de Mark Hollis, Hide and Seek est un sommet où l'air, bien qu'apparemment raréfié, est porteur d'une vibrante énergie. Comme dans certains de ses albums les plus dépouillés (No Answer, Something There), Mantler dévoile ici ce qui fait l'essence même de son art: l'inventive ambivalence d'une musique qui sinue entre atonalité mélodieuse et tonalités suspendues, et qui sonne plus d'une fois comme de l'improvisation pure alors qu'on la sait écrite de la première à la dernière note. Equivoques par nature mais limpides dans leur expression, les compositions de Mantler véhiculent une réflexion sur le langage que leur auteur n'a jamais cesse de mener, et qui transparaît cette fois encore jusque dans le choix des voix et des mots.
"Mon
envie d'adapter des textes littéraires est née de mon désir
d'utiliser des voix comme celles de Robert ou de Susi, qui
ont une fraîcheur et une qualité de phrasé rarement
atteintes par les chanteurs classiques. Eux seuls peuvent donner
corps à un texte comme Hide and Seek, tiré de l'une
des pièces de Paul Auster: un dialogue à la fois abstrait
et concis qui ne raconte rien de précis, mais
qui pose des questions et laisse à l'auditeur une totale
liberté d'interprétation. Cela résume assez
bien mon travail depuis trente ans: j'aime plus que tout cette alliance
de clarté et d'ambiguïté." |
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