JAZZ MAGAZINE   août 2014

 


Michael Mantler
"Il m'arrive de ne pas toucher la trompette pendant cinq ans."


Connu en France pour sa participation aux orchestres de Carla Bley, Michael Mantler est un artiste sensible et engagé qui se produit rarement en France. Rencontre au Blanc-Mesnil, le lendemain de la création de ses "Oiseaux de Guerre", sur des paroles de Patti Smith.


Dans quelles circonstances vous êtes-vous retrouvé dans le milieu du jazz d'avant-garde new yorkais, dans les années 1960 ?
Un peu avant la fondation de la Jazz Composer's Guild, Bill Dixon avait organisé un festival intitulé "October Revolution in Jazz" [en 1964, NDLR], qui se passait dans un petit club nommé le Cellar Café et ses alentours. Je jouais dans un groupe basé à Boston, où j'habitais encore, qui avait été programmé dans ce festival, un quartette dirigé par Lowell Davidson, avec Kent Carter à la contrebasse et Billy Elgart à la batterie. C'est dans ce cadre que j'ai pu rencontré Archie Shepp, Cecil Taylor, Ornette Coleman, Sun Ra, Roswell Rudd, Paul Bley… Nous échangions des propos enthousiastes, impressionnés par la qualité des prestations produites. Lowell Davidson est retourné à Boston, et moi je suis resté à New York. Bill Dixon m'a alors demandé si je voulais me joindre à la Jazz Composer's Guild. Tout cela s'est fait un peu par hasard. Carla Bley et moi étions les seuls à ne pas avoir de groupe, raison pour laquelle nous avons formé le Jazz Composer's Guild Orchestra pour faire jouer nos compositions. Il faut dire que dès le début, j'étais attiré par le travail de composition, la perspective de ne pratiquer que la trompette ne m'attirant guère, même si j'étais alors membre du groupe de Cecil Taylor ou de ceux de Carla. La Guild n'a pas duré longtemps. Il y avait trop de fortes personnalités et certaines des longues réunions programmées par Dixon ont été très houleuses. Après la dissolution de la Guild, j'ai continué avec mon travail avec un grand ensemble dorénavant nommé Jazz Composer's Orchestra (JCO). Je conserve des souvenirs extrêmement forts de tous les disques enregistrés par cet orchestre. Les musiciens étaient tous incroyables. Ils venaient d'horizons très différents, de l'orchestre de Count Basie jusqu'à l'avant-garde en passant par des musiciens de studio n'ayant jamais été confrontés à une telle musique ! Et bien sûr, il y avait des solistes hors norme autour desquels je construisais ma musique. Chaque pièce était conçue tout spécialement pour une soliste en particulier. Sachant exactement ce que chacun d'eux étaient capables, je les plaçais dans un cadre très serré pour magnifier leur expression qui, elle, était laissée libre, l'idée étant de les faire réagir face aux parties écrites pour l'orchestre. Il pouvait y avoir des propositions de matériau à utiliser, mais pas de mélodie ou de rythme strictement à interpréter.

Il y avait des répétitions tout de même ? Quelques-unes seulement parce que il était très difficile de réunir souvent tous ces gens à un endroit en même moment. Mais cela a donné tout de même de bons résultats. J'estime par exemple que Cecil Taylor n'a jamais aussi bien joué que sur Communications #11. Cela parce que, justement, il se retrouvé dans ce contexte musical tout à particulier. Dès cette époque, le free jazz pouvait vite m'ennuyer parce que les musiciens ne semblaient pas pouvoir se contrôler. Leurs solos indéfinis me paraissaient souvent trop longs, et sans réelle nouveauté d'une interprétation à l'autre. Sans évacuer une certaine forme d'exaltation, il est possible d'exprimer des choses de façon plus précise et concise. Ce fut d'ailleurs ce qui m'a motivé à fonder le JCO : placer ces musiciens que j'adorais dans un contexte qui magnifierait leur jeu afin d'en révéler la beauté d'une manière plus essentielle.

Pourriez-vous esquisser la philosophie et/ou la politique qui sous-tendait la Jazz Composer's Orchestra Association (JCOA), et plus tard,
en 1972, le New Music Distribution Service (NMDS)? Le business ne manifestait aucun intérêt pour ce type de musique, et il n'était pas accepté par la presse. Puisqu'il n'était pas possible d'enregistrer des disques ou d'être programmé dans les clubs ou les festivals, il a fallu que nous mettions nous même en place ce genre de structures. La raison en a donc été économique avant d'être politique, même si cette dimension était présente à notre ésprit. Au début, on a surtout produit des concerts. La réalisation de disques est venue ensuite, enfin nous avons cherché à les distribuer puisque là encore l'establishment ne nous suivait toujours pas. C'est ainsi que le NMDS est né. Et de façon somme toute logique, nous avons soutenue d'autres petits labels : Futura en France, ECM en Allemagne, que nous avons été les premiers à distribuer aux États-Unis, Enja, FMP, ICP, Ictus, etc. D'une certaine façon, on a eu trop de succès. On s'est trouvé par exemple dépassé par le succès de "Crystal Silence" de Chick Corea. Quand on a décidé d'arrêter NMDS, on avait des milliers de titres à notre catalogue, ce qui était devenu ingérable avec les moyens dont nous disposions.

Pensez-vous avoir fait bouger les lignes ? La situation est encore un peu identique : un grand nombre d'artistes de valeur sont refusés par les majors. Toutefois, n'importe qui peut faire un disque chez soi avec juste un ordinateur et un instrument. La distribution n'existe plus, et les magasins qui vendent des disques sont de plus en plus rares. Les labels s'écroulent à cause du téléchargement. Selon moi, c'est la mort de la musique. En tant que compositeur, je pense en termes d'œuvre, l'ordre dans laquelle les pièces sont présentées possède une raison d'être, car je pense le contenu du disque comme un tout qui se tient. Or, puisqu'à présent on peut télécharger plage par plage, le sens musical de la pièce en lien avec l'ensemble disparaît. De plus, la pratique de l'écoute aléatoire (random) ou du zapping s'est généralisée, ce qui disqualifie encore la pensée d'un compositeur comme moi.

Pourriez-vous revenir sur votre implication dans le Liberation Music Orchestra (LMO), car je crois que vous l'avez en quelque sorte "administré" ? J'ai participé aux deux premières versions de cet orchestre. Pour la première, je n'étais qu'un interprète de la création de Charlie Haden et Carla Bley. D'ailleurs, pour moi, le premier disque du LMO est un album de Carla. L'idée initiale de revendications politiques venait de Charlie Haden, mais pour ce qui concerne la musique, c'est essentiellement un travail de Carla. En 1982, une tournée a été organisée pour le LMO au cours de laquelle nous avons enregistré "The Ballad of the Fallen". J'en étais l'un des trompettistes et aussi le road manager.

Vous ne vous mettez jamais en avant comme instrumentiste.Quels rapports entretenez-vous avec la trompette? Je ne ressens pas du tout le besoin de jouer ou d'entendre de la trompette tout le temps. Parfois, je pressens que cela peut être intéressant, comme dans Oiseaux de guerre, la pièce d'hier soir, ou dans un opéra comme School of Understanding, la trompette répondant à la voix. La situation thème-improvisations-thème avec le trompettiste en majesté ne m'intéresse pas. Il faut de la variété ! Toutefois, j'aime à m'insérer dans le projet en cours, et non uniquement rester celui qui écrit la partition. J'ai d'ailleurs un rapport spécifique avec la trompette : je n'en joue jamais, sauf si un concert est programmé, auquel cas je m'exerce pendant un mois avant la date prévue. Il m'arrive donc de ne pas toucher la trompette pendant cinq ou six ans. Selon moi, pratiquer son instrument tous les jours est mortel : cela tue l'envie de musique.

Comment définiriez-vous le jazz ? Je ne sais plus ce qu'est le jazz. L'ai-je jamais vraiment su d'ailleurs, même si j'aime cette musique? Le jazz est arrivé à maturité en un laps de temps extrêmement court. Je suis peut-être devenu vieux jeu, mais je n'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup de choses de neuf dans cette musique telle que je la conçois (là est toute la question !). Il y a dorénavant des centaines de milliers de musiciens qui jouent extrêmement bien cette musique de par le monde, parfaitement éduqués par d'excellentes écoles. D'une certaine manière, ils interprètent le jazz trop bien, dans le style d'Armstrong, de Gil Evans, de Coltrane… C'est ainsi devenu de la musique "classique". Pour ce qui me concerne, je ne me considère certainement pas comme un musicien de jazz, je n'en ai pas le profil : je ne suis pas leader, je ne pars pas en tournée, je ne suis pas particulièrement attiré par la pratique de l'improvisation à tout prix, etc. Mais d'un autre côté, je ne suis pas non plus un compositeur de musique "contemporaine". Je suis quelqu'un de l'entre-deux. De ce fait, que ce soit vis-à-vis du monde du jazz ou de celui de la musique dite contemporaine, on me perçoit toujours dans le "camps d'en face". C'est un problème, mais d'un autre côté je ne suis pas contre cette position. Heureusement, il y a parfois des gens qui apprécient ma musique précisément pour cela.

On sent aussi chez vous une attirance pour le monde de la pop et du rock. C'est à cause des voix. Je déteste celles formée à l'école classique, et je ne trouve pas d'intérêt particulier à recourir à des vraies voix jazz. Alors, même s'ils ont vampirisé l'essence vocale du jazz et du blues, je préfère me tourner vers les vocalistes pop ou rock parce qu'ils sont aptes à exprimer certaines émotions lorsqu'on les place dans un contexte musical complètement différent.

En 1991 vous quittez les États-Unis pour revenir en Europe. Qu'est-ce qui a motivé cette décision ? Deux raisons: l'une personnelle, et l'autre parce que je n'avais plus rien à faire musicalement aux États-Unis. Je m'étais beaucoup investi comme manager de Carla Bley, mais de ce fait j'existais toujours moins comme musicien. J'ai donc décidé de faire un break pour me reconstruire en Europe. Cela n'a pas été évident de se réinstaller de ce côté-ci de l'Atlantique, mais ce fut positif puisque j'ai réalisé de bons projets. Trente ans plus tard, en ce début de XXIe siècle, il est fort probable que ma démarche aurait capoté. De fait, au moment de cet entretien, après le concert d'hier soir, je n'ai aucun concert prévu. J'ai pourtant contacté beaucoup de programmateurs, mais dans la très grande majorité ils ne prennent même pas la peine de me répondre. C'est à croire que je n'ai rien réalisé en cinquante ans de carrière.

Quel regard portez-vous sur la situation musicale actuelle ?
Je ne possède pas vraiment une vision d'ensemble à ce sujet. J'ai peu d'amis musiciens, mais je ne pense pas que la situation soit très différente pour les créateurs: de toute façon c'est une vie difficile.



- Ludovic Florin

 
 
 

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